Viapiana Customs - Visite de son atelier

 
 
Texte : Mathieu @BestShopsInTown
Photos : Mathieu @BestShopsInTown

À chaque nouvelle ville, de nouvelles opportunités s’offrent à moi en termes de découverte de shops et de rencontres. Lors de mon dernier voyage à Toronto, je connaissais déjà une de mes premières destinations. Cet endroit m’avait été recommandé par Arthur @superstitch comme étant un des lieux incontournables. Ce lieu n’est autre que l’atelier de certainement l’un des meilleurs denim maker au monde. Et je pèse mes mots quand je dis cela tant l’homme en question est talentueux.

Bienvenue chez Viapiana Custom. Cet atelier situé au sous-sol d’un immeuble est un repère pour les initiés et les vrais passionnés de la toile de Nîmes. Mais pas uniquement, car l’homme est doué et il sait travailler différents matériaux. Je suis accueilli par le master chef, monsieur Benjamin Viapiana. L’endroit m’impressionne tout de suite par le nombre de machines à coudre et l’ambiance qui y règne. On sent le savoir-faire et que chaque machine à un usage bien spécifique. C’est bien simple, ici, tout est fait “from scratch” par Ben. Il réalise chaque jean de A à Z.

Mais plutôt qu’un long discours, laissez-moi vous partager l’interview passionnante de Ben pour en apprendre davantage sur son parcours et son art :

Peux-tu te présenter ?

Je m’appelle Benjamin Viapiana, je suis né à Toronto au Canada d’un père Italien et d’une mère Canadienne.

Pourquoi et comment as-tu démarré Viapiana Custom?

Mon père est tailleur et il a commencé à l’age de 5 ans en Italie. Son entreprise se nommait Viapiana Custom Tailor donc j’ai décidé de lui rendre hommage en remixant le nom par Viapiana Custom Denim. Cela vient aussi du fait que je me concentre d’avantage sur le workwear et moins sur le tailoring.

Pourquoi avoir choisi le Denim?

C’était une sorte de plaisanterie au début. Quand j’ai eu 16 ans, j’ai dit à mon père: “Ok je suis prêt, apprends-moi à faire des costumes” et il m’a répondu “c’est trop tard”. Et il était plutôt sérieux, car comme je l’ai évoqué plus tôt, il a commencé à l'âge de 5 ans.

A-t-il appris de lui-même ?

Non, en 1947 tu commençais l'école à l’âge de cinq ans. Mais quand l'école était dans une petite ville, que tu venais d’une famille pauvre, le jour où tu commençais l'école était le jour où tu commençais à travailler.

Son frère était charpentier, son autre frère était forgeron, l'autre était coiffeur et lui était tailleur. Donc quand j'ai eu 16 ans, j'ai dit "Ok, apprends-moi, je suis prêt", il a dit "c'est trop tard".

Alors, moitié par dépit, moitié parce que je voulais le faire de toute façon, j'ai décidé d'essayer quelque chose d'un peu différent et de faire des jeans.

Et il y a eu une fois, je ne sais même pas s'il se souvient quand il a dit ça, mais il n'arrêtait pas de demander "pourquoi tu portes ton jean comme ça, remonte-le, ce n’est pas comme cela que l’on porte un pantalon". Puis, un autre jour il a dit "si tu peux le faire, tu peux le porter comme tu veux". Alors j'ai dit "OK, c'est noté". Je me souviens que je suis allé chercher les clés de la voiture, j'ai conduit jusqu’au magasin de tissus, j'ai acheté des morceaux de tissu dont du denim et ensuite, je suis allé au magasin de seconde main et j'ai acheté un vieux jean pour le démonter. C'était bien.

J’ai coupé le nouveau tissu et j'ai fait mon premier denim. C'était un désastre. Voilà comment ça s'est passé et que tout a commencé.

Es-tu passionné par le denim et tout ce qu’il représente ?

Ce qui est amusant, c'est que la plupart des marques de denim ou des gens dans l'industrie du denim ont une histoire spéciale, du genre "J'avais sept ans, j'ai touché mon premier Levi's et j'ai jouis dans mon pantalon".

Mais non, je n'ai pas cette histoire. Quand j'ai dit à mon père que j'allais en faire un, je ne savais même pas ce qu'était le denim, je savais juste que j'aimais porter des jeans. Tu vois, je m’en fichais.

Et je ne savais même pas ce qu'était le stretch ou le selvedge, je ne savais pas de quoi on parlait. J'ai appris à connaître la toile selvedge après que je fabriquais déjà des jeans.

Quand as-tu commencé ton activité, à 16 ans ?

Oui, je dirai entre 16 et 18 ans environ. Je faisais juste des expériences avec des vestes. Je prenais un sweat à capuche avec une fermeture éclair sur le devant puis j’en faisais avec du tweed et une doublure en soie ou quelque chose dans le style Old Streetwear.

J' ai expérimenté beaucoup de choses comme ça.

Je dis généralement aux gens que je fais un jean par jour.
— Benjamin Viapiana

Avais-tu déjà des machines pour faire ça ?

Mon père a une douzaine de machines pour faire des costumes, des pantalons, des chemises et autres, alors j'ai pu les utiliser. Il dirigeait l'entreprise depuis la maison, les machines étaient toujours très proches.

Et après tes 18 ans ?

À 19 ans, je suis parti en Thaïlande en vacances et j'ai fini par rester. De mes 19 à 30 ans.

Quand je suis allé là-bas, je voulais toujours faire des vestes, mais personne ne peut porter de vestes en Thaïlande, il fait trop chaud.

As-tu, toi aussi, tout appris par toi-même ?

Quasiment, oui.

Tu n'es jamais allé à l'école pour apprendre certaines techniques ?

Non, non, je ne suis jamais allé à l'école pour ça. Je ne suis jamais allé à l'université ou au collège ou quoi que ce soit. Je n'avais ni le temps ni l'argent pour ça.

Dès le début, tu savais que tu voulais créer quelque chose avec tes mains ?

Non, aucune idée. Quand j'étais jeune, je pensais que j'allais devenir skateur professionnel, c'est pourquoi je porte encore aujourd’hui des Vans toute la journée.

Mais je n'avais aucune idée. Je savais juste que j'aimais coudre. Alors quand je suis allé en Thaïlande, le premier jour où j'ai eu mon appartement, je suis aussi allé acheter une machine à coudre. Juste parce que si je devais rester là-bas, je voulais en avoir une.

Et puis une, puis deux, puis trois, et après ça, j'en ai acheté cinq d'un coup. C'était après avoir passé deux ans en Thaïlande à faire des jeans.

Puis je me suis dit que je voulais en faire un business mais que je devais vraiment m'y mettre. J'ai donc quitté mon emploi de professeur d'anglais, que j'avais trouvé par hasard, et j'ai acheté le reste des machines, cinq autres, et je suis parti de là.

À cette époque, tu vendais déjà des vêtements à tes amis ?

Tout se faisait de bouche à oreille. Encore aujourd'hui, le meilleur moyen est le bouche à oreille. Tu sais quand quelqu'un achète quelque chose, qu'il en est satisfait et qu'il en parle à ses amis, c’est la meilleure chose.

Possédais-tu déjà des machines anciennes ?

Non, à cette époque je n'en avais aucune, je pensais que le neuf était mieux. La première machine que j'ai acheté était une machine blanche toute neuve. Je pensais qu'il s'agissait d'une Juki, mais il y avait une erreur d'orthographe car c’était une fausse Juki qui s'appellait Juiki. J'ai donc eu celle-là et puis j'ai aussi eu une fausse machine à coudre d’une marque chinoise. Elle ressemblait à la Singer 81, mais elle était verte et je crois qu'elle s'appelait Flying Horse.

Cette machine, te permettait-elle de faire des pantalons ?

Cette machine était nulle, je l'ai littéralement utilisé une fois et je me suis senti stupide de l'avoir acheté, donc je ne l'ai jamais utilisé. La machine blanche, Juiki, est encore utilisée aujourd'hui. Je l'ai donné à un réfugié vietnamien en Thaïlande, et il l'utilise encore aujourd'hui.

Mais oui, il faut bien commencer quelque part. Ce n'est que lorsque j'ai vu des photos dans des magazines Japonais que j’ai commencé à comprendre. Ça avait l'air cool, et j’ai commencé à me dire, peut-être que je peux trouver ça, ou ça, etc...

Certaines machines sont très spécifiques, tu as besoin de celles-ci pour faire certaines choses, celles-là pour d’autres choses...alors tu cherches, pour trouver tous les types de machines possibles. Cette quête m'a toujours excité, et je continue encore aujourd’hui.

Ok, donc tu as fait des recherches pour fabriquer un jean à partir de rien ?

Oh oui, tout le temps. Il y a un type qui m'avait acheté le premier magazine japonais, Lightning magazine, tu sais. Et au dos, il y avait peut-être 3 ou 4 pages, c'était : “comment faire des jeans”.

Les éditeurs du magazine sont allés chez Flathead et ils ont pu fabriquer leurs propres jeans.À partir de là ils ont expliqué les différentes machines qu’ils ont utilisé.

Mais tout était encore en japonais, donc je regardais juste les photos, en espérant comprendre au mieux. Je n'avais pas de smartphone à cette époque, tu sais j'étais en retard à ce niveau là. Je ne faisais que regarder les photos et j'apportais le magazine au magasin en disant "Je veux cette machine" et ils me demandaient "Quel est le numéro du modèle ?", “Je ne sais pas, regardez-là, vous êtes le professionnel, vous la vendez ?”.

J'ai dû pas mal me débrouiller…je n’arrêtais jamais de chercher, j'essayais toujours de trouver la meilleure version, la machine de meilleure qualité et la plus ancienne...

Où as-tu trouvé le premier lot de vieilles machines, en Thaïlande ?

Oui, la toute première machine que j'ai eue, c'était la fausse machine de mauvaise qualité. La machine neuve, la table, le moteur, tout était à 20 dollars. Ce n'était rien, je voulais juste faire une affaire, alors je l'ai prise.

Mais le premier lot où j'ai eu cinq machines, provenait d'un magasin qui était assez proche de ma maison en Thaïlande, et qui vendait beaucoup de machines industrielles. Ce n'était pas le plus grand magasin, mais il était très proche de chez moi, alors j'allais toujours le voir et il m'aidait beaucoup. Même si au bout d'un certain temps, j'ai réalisé qu'il me trompait un peu avec les prix, mais peu importe, c'est la Thaïlande. Je suis un blanc, c'est tout, les blancs paient plus.

Avais-tu déjà acheté une “Union Spécial” à ce moment-là ?

Au début, je n'étais pas focalisé sur une marque spécifique. Je n'avais pas ce genre d'obsession mais je voulais juste des types de machines en particulier. Par exemple, lors de ma première commande de 5 machines, j'ai eu une machine à boutons et je voulais une machine Reece.

Mais il a fini par me donner une machine Durkopp, ce qui était bien. Ensuite j'ai eu une machine Brother pour attacher les boucles de ceinture et des choses comme ça. C'était une superbe machine, je l'ai donnée récemment, mais elle était géniale.

Puis j'ai acheté une Kanzai Spécial qui est l’équivalent d’une Union Spécial, mais la version japonaise. Elle est destinée aux passants de ceinture, mais je l'utilise pour beaucoup de choses différentes, car on peut y mettre trois aiguilles, deux aiguilles, une aiguille avec l'écarteur, sans écarteur, et tant de variantes différentes.

Puis j’ai acheté une Kanzai Spécial qui est l’équivalent d’une Union Spécial, mais la version japonaise. Elle est destinée aux passants de ceinture, mais je l’utilise pour beaucoup de choses différentes, on peut y mettre trois aiguilles, deux aiguilles, une aiguille avec l’écarteur, sans écarteur, et tant de variantes différentes.

— Ben Viapiana



Pourquoi as-tu décidé de te concentrer sur des machines plus anciennes, penses-tu pouvoir fabriquer de meilleurs jeans avec ?

Une chose à retenir est que les bonnes machines font de bons produits. Si tu as une mauvaise machine, il est difficile de fabriquer un bon produit.

Donc oui, j'aime les vieilles machines, mais j'essaie d'acheter le meilleur de ce que je peux trouver. Et tu peux le voir ici, j'ai plus de 100 machines, mais elles ne sont pas toutes en parfait état de marche. Parfois j'achète trois machines du même modèle pour les combiner en une seule, pour qu'elles soient parfaites.

Ici, j'utilise des machines datant de 1896 à 1991, je pense que c'est la machine la plus récente que j'ai.

Continues-tu à chercher à acheter de nouvelles machines ?

Je cherche toujours parce qu'il y a toujours des choses à trouver, mais l'herbe est toujours plus verte de l'autre côté, non ?

J'ai une machine et elle fonctionne bien, mais il y en a peut-être une autre avec une plus belle peinture ou qui a l'air un peu plus neuve, ou au lieu des deux aiguilles, il y a la version à trois aiguilles. Oh mon Dieu, c'est celle-là que je veux.

C'est une maladie, tu sais, mais j'aime cette maladie.

Est-ce qu’il te manque une machine en particulier ?

Non, j'ai à peu près tout ce dont j'ai besoin. Oui, il y a certaines machines qu’il serait super cool à utiliser, mais je n'ai jamais vu la plupart de ces machines en vrai, alors...

Et j'ai des centaines et des centaines de livres, de PDF et d'images de toutes ces entreprises différentes, et wow, il y a des machines folles là-dedans, mais je ne les ai jamais vues dans la vraie vie, donc bon.

Une chose à retenir est que les bonnes machines font de bons produits. Si tu as une mauvaise machine, il est difficile de fabriquer un bon produit.
— Ben Viapiana

Quand tu achètes la machine, est-elle livrée avec le moteur et la table autour ?

Parfois, tu peux trouver une machine complète avec la table, le moteur et tout le reste.

Mais mon espace est assez restreint, alors je prends généralement la tête de la machine, je construis ma propre table et je mets un nouveau moteur. Le nouveau moteur est un peu meilleur avec l'électricité, tu peux le contrôler plus facilement, et il est aussi un peu plus léger.

Et il y a aussi moins de risques d'incendie et autres. Les anciennes machines et les vieux moteurs sont pleins de poussière, peut-être datant de 1943, donc on ne sait jamais.

Quand tu en achètes une, tu la nettoie systématiquement ?

Non, non, je ne suis pas Arthur (rires). Vous savez, si la machine fonctionne et semble bonne, vous devez la nettoyer un peu, mais c’est tout.

Comment savoir si une machine fonctionne parfaitement ou non, il faut voir à l'intérieur non ?

Ce n'est pas nécessaire. Mais oui, quand je trouve une vieille machine, il arrive que la machine ne tourne même pas, comme si elle était bloquée, comme si la graisse était transformée en verre et qu'on ne pouvait pas la bouger. Et la plupart des gens la toucherait et dirait "c'est de la merde, elle ne bouge pas". Mais le vieux métal est bon, il est de bonne qualité.

Parfois, j'ouvre certains éléments pour vérifier, par exemple, s'il y a le pied et tous les éléments principaux qui font fonctionner une machine. S'ils sont là et qu'ils n'ont pas l'air complètement rouillés, alors il y a de grandes chances qu'elle puisse fonctionner à nouveau.

Comme la deuxième, juste là ; quand je l'ai eue, elle était couverte d'une sorte de poussière blanche bizarre et elle ne bougeait pas. On ne pouvait pas la faire tourner, on ne pouvait pas la tordre, rien.

Alors je l'ai huilé pendant quelques jours et je l'ai nettoyé un peu et quand j'ai commencé à la nettoyer, j'étais comme wow, la peinture est belle comme s’il y avait une chance de la sauver. Et une fois qu’elle commence à bouger un peu et que la roue tourne juste un peu, je me suis dit “OK, ça va marcher.” Je sentais que j’allais gagner. C'est en fait l'une des machines qui fonctionne le mieux.

Si vous laissez de l'huile dans la machine pendant trop longtemps et que vous ne la faite pas tourner elle va se “figer”. Donc une fois que tu l'as déverrouillé, c'est bon.

A l'époque tu as commencé à faire des jeans uniquement pour tes amis et après ça, quand tu as lancé ton entreprise, tu as commencé à faire ce que le client te demandait ?

Quand j'ai commencé, j'étais jeune. A partir de 16 ans, je faisais surtout des vestes avec du tweed, des doublures en soie et des choses comme ça. Mais ensuite, quand je suis allé en Thaïlande et que je faisais moins de vestes, j'ai commencé à faire plus de jeans. Et en Thaïlande, j'ai surtout fait des jeans, je dirais que 90% de tout ce que j'ai fait était des jeans. J'ai joué avec les matières comme le tweed. Je n'ai pas fait trop de Moleskine là-bas, mais juste des cotons et des matières de style workwear. Mais depuis mon retour au Canada, j’expérimente beaucoup plus différentes matières, les différences de température permettent de s’exprimer davantage, de proposer différentes matières.

J'utilise donc une variété de tissus différents, que ce soit du denim, de la moleskine, du chambray, des tweeds, de la laine, à peu près tout. Et puis je joue aussi avec différents types de vêtements.

En Thaïlande, c'était 90% de jeans, ici c'est peut-être 50% de jeans et les autres 50% sont des chemises, des vestes et des gilets.

Quand es-tu rentré au Canada ?

Il y a maintenant cinq ans, en décembre 2016.

Depuis ce jour, penses-tu être plus créatif ?

Un peu, je pense. C'est une question délicate, parce que ça dépend de mes clients. J'ai une idée, je veux faire quelque chose, mais si personne ne passe commande, à moins que je le fasse pour moi mais bon...

J'ai l'impression de faire beaucoup de choses nouvelles et excitantes, surtout depuis mon retour ici. J'ai l'occasion d'expérimenter avec différents vêtements, différents styles et différentes matières. C'est bien, c'est amusant.

Mais où trouves-tu ton inspiration quand tu fais une veste avec une couture particulière ?

Certaines des pièces les plus étranges que je fais, proviennent de vieux livres sur le denim ou de quelque chose qui a été breveté. Je n'essaie pas de le prendre directement dans le livre et de le reproduire, mais j'y mets ma propre touche.

Mais j’ai un client, il m'a montré, je pense 4 dessins dans un livre, et il m’a dit prends ces quatre idées et fais-en une veste et c'est là que j'ai eu l'idée de ce style veste. Il faut être un client courageux pour décider de choisir quelque chose qui n'a jamais été fait auparavant.

La plupart du temps, c'est comme si je voulais un jeans Levis 501 datant de 1947 ou que je voulais un détail en particulier. Quand je fais un pantalon unique, d'autres personnes le voient immédiatement sur les réseaux sociaux et me disent que c'est-ce modèle là qu’ils veulent. Et quand ça arrive, c'est bien.

Donc tu peux faire tout ce que le client souhaite, même les idées les plus folles ?

Il y a des idées que je refuse. Par exemple, je ne veux pas broder des blasphèmes ou des gros mots. Si je pense que ça ne va pas être joli du tout, je ne le ferai pas. Si la forme qu'ils veulent est trop slim, je dirai NON.

Je veux que tu portes mes jeans le plus longtemps possible, et pas seulement pour une saison pour suivre la tendance.

Mais tu es plus spécialisé dans les vêtements de type “workwear” ?

J'essaie d'éviter l'idée que je suis juste un autre magasin de vêtements pour hommes, je veux apporter un savoir-faire et une valeur ajoutée en tant que tailleur.

Je fais des vêtements de travail, mais j'essaie d'y mettre une saveur différente parce que ça reste du sur mesure et peut-être que le sur mesure n'est pas le mot que tu veux employer. Mais tu viens, tu commandes, je fais un patron pour toi et je créer ton vêtement.

Bespoke et custom made, est-ce la même chose pour toi ?

Si tu cherches le mot "sur mesure" dans le dictionnaire, tu verras qu'il signifie "fait sur commande".

Mais ça dépend, combien d'essayages il te faut ? Si tu as besoin de plus de trois essayages, ça veut dire que tu es un mauvais tailleur. Si je peux obtenir ce que veut le client du premier coup, c'est peut-être que ça a quelque chose à voir avec mes compétences et non seulement avec la passion.

Mes prix reflètent aussi le fait d'être un tailleur et de bien faire les choses du premier coup. Si tu veux cinq raccords, je vais facturer cinq fois plus.

Quel est le vêtement le plus difficile à faire ?

Ce style est très difficile. Oui, c'est difficile, parce que quand tu fais un pantalon, l'ordre ne change jamais. Tu peux faire le dos avant, le devant après, mais quand tu l'assembles, il y a une manière spécifique. Si cette méthode n’est pas respectée, tu jettes tout par la fenêtre.

Pour celui-ci par exemple, c'est le client qui a dit "je veux ça" ?

Oui, oui, je sais qu'il l'a choisi après avoir vu les modèles et il a dit qu'il lui fallait celui-là. J'ai dit "bon sang, tu sais que c'est un modèle difficile à faire".

Est-il venu avec un dessin ?

Le premier client qui a commandé celui-ci m'a montré les trois ou quatre brevets du livre et il m'a dit "prends-les et fais une pièce avec ce dessin".

Depuis que j'ai fabriqué cette première pièce pour ce type, beaucoup de gens l'ont vue, car personne ne peut la fabriquer. Il n'y a pas d'autre marque qui fait ça, donc tu sais que d'autres personnes l’ont vu quand ils te disent “je veux celui-là”.

Et quand tu crées un vêtement, quel est le détail le plus important à conserver ?

C'est une bonne question, parce que lorsque tu es une entreprise comme la mienne, je ne fais pas 100 fois la même chose, c'est toujours différent. Donc chaque matériau que je touche va bouger différemment sous le pied de la machine.

Par exemple, je peux couper le même modèle, le même jean, 10 fois avec 10 matériaux, il sera différent au toucher, à la coupe, à l'aspect. Au lavage, il va rétrécir différemment, donc c'est très délicat.

Certains clients me demandent si je peux faire mon patron et garder leur nom dessus.

Parfois oui, mais parfois non, parce que cela n'a pas d'importance si vous commandez sept tissus, je vais changer la forme sur les sept, de sorte qu'elle soit à votre avantage.

Continues-tu à essayer de nouveaux matériaux, pour voir comment ils réagissent lorsqu’on les met dans la machine à laver ?

Après 17 ans de fabrication, à travailler le denim, j'ai une très bonne idée de la façon dont ce matériau va rétrécir, bouger, ou de ce qui va lui arriver lorsque je l'utiliserai. Mais oui, j'aime bien le tester un peu et c'est bien de toujours expérimenter avec de nouveaux matériaux.

Peux-tu dire aujourd'hui que tu es capable de travailler tous les matériaux qu’un client souhaite ?

J'aimerais dire oui, mais par exemple je n'utilise jamais de denim stretch, je ne veux pas toucher à ça. Pourquoi ? Je pense que c'est par principe pas fait pour moi.

Beaucoup d'entreprises utilisent le stretch pour le confort et la facilité d'ajustement. Ils font la ceinture du côté extensible, de sorte que n'importe qui peut l'ajuster entre une taille 30 et 34. Cela ne demande pas trop d'habileté. Quand tu viens ici, je veux te montrer que je sais ce que je fais, alors les clients choisissent la matière et je te montre comment je vais la travailler.

Quelle est la procédure à suivre si je veux un jean sur mesure ?

J'ai beaucoup de types de clients différents et il y a beaucoup de façons différentes de procéder. Parfois, il y a des gens qui viennent ici et qui disent "Ben, j'aime ce que tu fais, fais-moi quelque chose" et je me dis, pourquoi pas ?

Alors je demande : Est-ce que ce matériel te convient ? Est-ce que je peux faire des folies ou est-ce que vous voulez que ce soit très classique ? Et je pose des questions de ce type.

Parfois les gens me donnent une énorme liste de deux ou trois pages de notes avec des annotations partout, en me disant “je veux qu’ici ce soit comme ça, ici comme ça …" C'est bien aussi.

Mais je ne recommanderais pas d'être trop fou, parce que si vous mettez trop de détails sur votre première commande personnalisée, il y a tellement de choses que l’on peut regretter. Il est donc parfois préférable, pour votre premier, de choisir un vêtement classique. Si vous voulez acheter une chemise, choisissez une belle chemise boutonnée de type “OCBD”, concentrez-vous sur la matière et la coupe. Ensuite, lors de la deuxième commande, vous pouvez revenir et dire "pouvons-nous ajouter quelque chose ici ?", etc...

Ca peut-être changer le fil en rouge au lieu du blanc, ou quelque chose comme ça.

Travailles-tu uniquement avec de la toile selvedge ?

Je ne travaille pas seulement avec du selvedge, j'ai plein d'autres matériaux qui ne sont pas selvedge. Mais la matière selvedge, c'est sympa, ça a une histoire, c'est intéressant, c'est original, ça correspond au thème.

Encore une fois, je n'essaie pas de faire un vêtement de travail classique ou, pardon, un vêtement masculin classique. Si vous voulez un pantalon parfaitement ajusté, allez voir ailleurs. Je fais des jeans et des pantalons de travail. Tu sais, utiliser la toile selvedge c’est plus robuste, encore une fois, ça a une histoire. Donc c'est amusant d'utiliser un matériau qui va vieillir et bouger avec vous.

C'est une réponse très clichée, mais j'aime ça.

Cependant, est-il plus facile de travailler avec du denim selvedge ?

Non, mes machines sont réglées de telle sorte qu'il m'est facile de travailler avec du denim selvedge. Mais si quelqu'un me donnait un denim super stretch avec du lycra à l'intérieur ou quelque chose comme ça, mes machines ne fonctionneraient pas bien. Je devrais donc les recalibrer un peu pour qu'elles puissent mieux le gérer.

J'ai installé mon atelier de manière à ce qu'il fonctionne pour moi, pour ce que je fais. J'ai beaucoup de matériaux différents sous la main ou à ma disposition et je peux utiliser la plupart d'entre eux, tant qu'ils correspondent au thème.

Depuis le début, tu gères l'entreprise seul ou es-tu aidé par quelqu'un ? Ça a toujours été en solo. J'ai eu quelques personnes qui ont travaillé pour moi au fil des années.

En Thaïlande, j'ai eu le réfugié vietnamien pendant un petit moment, il était vraiment bien, vraiment utile. Il est super intelligent, je lui montrais une fois et il comprenait.

Et puis après son départ, j'ai eu un gars qui a travaillé avec moi pendant un petit moment. Sa famille possédait une usine de denim, donc c'était assez intéressant si j'avais un gros projet, je pouvais demander à l'usine de m'aider.

Pour ceux qui me suivent sur Instagram, vous avez sans doute vu lorsque j’étais en Thaïlande, j'avais posté quelques vidéos de cette usine, c'était amusant d'y aller et de la visiter.

Et maintenant, depuis que je suis rentré au Canada, j'ai eu quelques stagiaires. Mais, je n'embauche personne à proprement parler. Parfois, je demande à des amis de m'aider pour les retouches et les réparations, comme Jean de (@denim.custom.service).

Aimes-tu transmettre ta passion aux autres ?

Je ne cache pas mes connaissances. Honnêtement, je ne gagne pas assez d'argent pour pouvoir embaucher 3 ou 4 personnes. Je fais ça à plein temps, et je gagne juste suffisamment pour faire vivre une famille de quatre personnes. Citez-moi quelqu'un d'autre dans l'industrie du denim qui fabrique des jeans tout seul et qui le fait à plein temps, tout d'abord. Et est-ce qu'il subvient à ses besoins ou

à ceux d'une famille de quatre personnes ? Je suis presque sûr que je suis l'un des seuls. Ma femme ne travaille pas, mes enfants ne travaillent pas, donc je dois travailler dur.

Si je veux passer une commande, comment ça se passe ?

Vous pouvez soit venir dans mon atelier, soit acheter en ligne si vous vous sentez à l'aise avec certaines mesures. J'ai un guide de mesure en ligne, et si vous êtes toujours inquiets, vous pouvez toujours m'envoyer des photos de vous portant le jean que vous avez mesuré, ou des photos des mesures.

Mais oui, venir ici est toujours le moyen le plus facile de voir et de sentir la matière.

Et parfois, j'ai des accessoires supplémentaires que l’on ne trouve pas en ligne, comme des boutons, des rivets et des choses comme ça.

Maintenant, tu as des clients dans le monde entier ?

Oui, j'ai des clients à peu près partout, sur tous les continents. J'ai, par exemple, un client régulier qui fait cinq heures de route pour venir me voir, trois fois par an, au moins trois fois par an.

Quel impact a eu le COVID-19 sur ton activité ?

Je suis vraiment désolé pour tous ceux qui ont perdu quelque chose pendant cette période. Cependant, comme je ne suis pas une marque basée dans un centre commercial et que je n'ai pas de vitrine, j'ai pu travailler seul dans ma boutique. Et comme j'ai des commandes en ligne et une base de clients très généreux, ça va. Une autre chose à retenir : c'est que différentes parties du monde ont été touchées à des moments différents. Ainsi, lorsqu'il y a eu un blocage aux États-Unis, au Canada ou ailleurs, d'autres endroits ont acheté ; en février, par exemple, pendant le Nouvel An chinois, beaucoup de commandes sont allées en Chine, et différentes choses se sont produites à différents moments. Mais je m'en sors bien cette année, je ne peux pas me plaindre.

Quel est ton plan pour l'avenir, as-tu des projets ou des rêves ?

Aw mec, j'ai des espoirs et des rêves, mais c'est très difficile à réaliser. C'est très difficile de tout faire seul. Je ne sais pas. OK, donc par exemple, ce serait bien d'avoir quelques magasins.

Disons, par exemple, deux magasins en Asie, deux magasins en Europe, un magasin aux États-Unis et un magasin au Canada qui proposeraient une sélection de mes produits. Il n'est pas nécessaire qu'il y en ait beaucoup, mais ça pourrait être par exemple tous les trimestres, ils achèteraient 20 pièces et je ferais toujours du sur-mesure de mon côté.

Si j'ai un gros chiffre d'affaires, ou du moins si tous ces magasins vendent et que les prix du sur mesure augmentent un peu, j'aurai du temps pour expérimenter d'autres choses que je veux faire, peut-être des sweats à capuche, je ne sais pas.

Envisages-tu d'ouvrir un magasin avec une vitrine ou souhaites-tu garder ton "endroit secret" ?

Je veux une vitrine mais pas pour les clients, pour moi. En Thaïlande, j'avais un très beau magasin, avec de grandes vitrines, mais il était si loin dans la rue qu'il était très difficile d'y accéder et de le voir. Quand le client arrivait, il avait une vraie sensation de découverte. Quand tu le trouvais, tu avais ce sentiment de "WAAAAOOOOOOOOOO".

Je pense que c'est précieux pour une entreprise parce que si vous êtes dans un centre commercial, ou si vous êtes sur une belle rue, comme Queen St (célèbre artère de Toronto) ou autre, et que vous avez une belle façade, 1000 personnes passent devant chaque jour. Mais combien de personnes entrent ?

Personne. Peut-être 5 personnes sur 1000, on s'en fout. Mais si ta boutique est cachée, quand ils viennent, ils achètent quelque chose. Quand j'étais très jeune, je travaillais dans un magasin de skateboard et le directeur nous parlait toujours du ratio entre les clients qui entrent et ceux qui achètent. Et c'était toujours un mauvais chiffre. Dans le commerce de détail, ils entrent pour regarder, se curer le nez et mettre leurs mains sur les chemises et ils sortent. Ensuite nous devons nettoyer. Mais ici, c'est du un pour un. Si vous venez ici, vous obtenez quelque chose. Que ce soit une retouche ou un vêtement, les gens viennent ici et achètent quelque chose.

Mais où les gens peuvent-ils te trouver s'ils ne te connaissent pas ?

Ça peut être aussi simple que de chercher sur Google. J'ai beaucoup de gars qui tapent simplement "jeans sur mesure" sur Google ou "les jeans me vont mal, où puis-je trouver des jeans sur mesure".

Mais le meilleur moyen est le bouche à oreille, et j'ai beaucoup de gens qui parlent de moi sur Reddit ou ce genre de sites. Reddit est un endroit très dangereux, faites attention, mais ça s'est bien passé pour moi jusqu'à présent.

Si un client vient ici et ne connaît rien au denim ?

Je le scanne (rires). J'essaierai de lui enseigner du mieux que je peux. Je sais que l'information, c'est beaucoup parfois. J'essaie d'évaluer : combien ils veulent apprendre ? Et est-ce utile pour eux de tout apprendre en une seule fois ? Ou juste, je pense que vous allez aimer ça. J'essaie de leur offrir quelque chose qu'ils apprécieront.

Tu essayes de les éduquer ?

Je ne veux pas paraître grossier, mais ce n'est pas mon travail de les éduquer.

Mais je veux que les gens comprennent ce qu'ils achètent, alors j'explique ce dont j'ai besoin. S'ils viennent et qu'ils veulent un jean super lourd, mais que le jean qu'ils portent pèse 11 OZ, je ne vais probablement pas leur vendre. Parce que ça n'a pas de sens, ils ne vont pas l'aimer.

J'essaie donc, du mieux que je peux, de vous expliquer ce que vous allez obtenir sans avoir à perdre, des heures et des heures pour commencer à parler de la taille du fil ou aux outils pour droitiers ou gauchers, qui s'en soucie ? Tant que tu aimes le jean, ça devrait aller.

Pour toi, la chose la plus importante c’est de porter les jeans que tu fabriques ?

Oui, comme je te l'ai dit, la première fois que j'ai dû fabriquer des jeans, je ne savais pas ce qu'était le selvedge, je ne connaissais même pas les jeans. Je savais qu'ils déteignaient, mais je ne savais pas comment ils déteignaient. Je pensais juste à comment le fabriquer.

Je me souviens du premier jean qui m'est revenu après un an de port. Je l'avais fait pour mon voisin, et après un an, il est revenu et en a demandé un autre. Et j'ai dit "Allez, et celui que je t'ai donné ?" et c’était celui qu'il portait. Mais je ne l’ai même pas reconnu, il était tellement délavé. C'était un choc. L'idée, c'est que je ne connaissais pas grand-chose au début, mais ce n'est pas nécessaire. Tu dois juste savoir que tu aimes les jeans et si tu le mets et qu'il te va bien, ça devrait être suffisant, tu sais.

Tu peux toujours t'informer et en apprendre plus, mais...

Travailles-tu avec des designers ?

Non, pas vraiment. La plupart des gens, ils prennent juste mon design sur Instagram et le remixent un peu.

De nombreuses entreprises te copient ?

Je ne veux pas utiliser le mot copier, mais influencer ou inspirer. Ils doivent se dire, "oh c'est en fait assez fou", peut-être que nous pouvons le faire, mais en le modifiant un peu.

C'est délicat parce que je fabrique une pièce à la fois, chaque pièce est différente, donc j'ai beaucoup de temps pour expérimenter des choses et eux non.

Combien de temps faut-il pour fabriquer des jeans ?

Je dis généralement aux gens que je fais un jean par jour. Si j'utilise la même couleur de couture pour trois jeans, je peux probablement les coudre un peu plus vite parce que tout est similaire, mais oui, généralement, si on inclue la coupe, le changement de fil dans les machines, la préparation, le dessin du modèle, peut-être que cela prend une journée entière au moins, oui.

Merci Ben, as-tu quelque chose à ajouter ?

Je suis cool, et quand vous voyez quelqu'un avec la feuille d'indigo sur la poche arrière, c'est probablement moi.

Merci, mec.