Tenue des lecteurs - Edouard
Au matin, fidèle à son habitude – qui ne lui était plus une contrainte – et à sa prière matutinale – qui lui était une respiration –, le galant tira ses rideaux, puis il ouvrit sa fenêtre et enfin ses volets – remarquez qu’homme d’habitude mais par-dessus tout raisonnable il ne se risquerait pas à inverser les étapes. Il regarda le ciel – il eût aimé le contempler mais que voulez-vous le temps lui était compté et la méditation était déjà passé. Il regarda le ciel, donc, et devait bien lire quelque chose dans ces nuages, ces traînées lointaines ou ramassées au-dessus de sa tête, ces ballots grisâtres, ces lourdeurs à l’horizon. Hélas, ce qu’il y lut ne le réjouit guère et une vérification sur le bulletin météorologique le confirma : ce jour-là il pleuvrait. Dans un fol espoir de voir ces prédictions contredites, il baissa les yeux vers la ruelle en contrebas, il guetta ses voisins mais, à nouveau hélas, il constata qu’ils portaient tous des vêtements de pluie, des pantalons en plastique pour les plus motards, un parapluie à la main pour les plus élégants. À ce moment le galant n’eût pas aimé être confondu à cette humanité craignant les éléments, il la toisa avec un certain mépris, pensant creuser avec elle une distance qui lui eût permis d’être épargné. Mais bien vite il se résigna : c’est bien à cette masse humaine qu’il appartenait, celle qui se réfugie sous un auvent, celle qui oublie son pépin à l’entrée du restaurant, celle qui s’effraie de voir monter dans sa rame de métro un oiseau de mauvais augure couvert de pluie.
Outre le temps, il fallait imaginer la journée qui s’annonçait : une séance photo avec Les indispensables, un ami avec qui se ruiner chez un bouquiniste, un anniversaire sur l’île Saint-Louis. Il faudrait donc être souple, à l’aise et chic. La vie faisant bien les choses lorsqu’elle s’y met, ces trois qualités se retrouvent facilement dans le vestiaire masculin classique.
C’est à ce moment que le galant prit la seule décision qui valait à cette heure du jour et à ce moment de l’année : ce jour-là, ce serait imperméable !
La vie faisant décidément bien mieux les choses que ce qu’en dit ce rabat-joie de Cioran, il en avait un, chiné chez Ammar, un grigou au grand cœur et aux poches extensibles – suffisamment grandes pour accueillir vos billets mais trop petites pour y garder de la monnaie. Ah ce vêtement avait supporté bien des orages, traversé bien des ondées ! Le galant se rappelait notamment un soir sur les remblais de Saint-Malo : il n’avait pas d’autres choix que de rentrer à l’hôtel de l’Univers à pied, alors il avait chanté « La blanche biche » et « La cuisine, le ménage et l’amour » d’Herbert Pagani en serrant les pans du manteau vite trempé et lourd d’eau quoique perlant encore de grosses gouttes atlantiques. Certes dans ces terres bretonnes un caban aurait été plus adapté. Mais il ne faisait alors pas assez froid et il s’accorde plus difficilement. Et puis l’imperméable, ce qu’il doit peut-être à ses origines militaires, est un vêtement volontaire : enveloppe quand le froid vous étreint, bouclier quand l’eau vous mitraille, aérien quand la chaleur vous pèse. Celui-ci était plus exactement un impermeabile, transalpin donc et transgénérationnel : l’étiquette, à laquelle le galant n’avait auparavant jamais fait attention, le plongea dans les années 1970, dans cette décennie autant absurde que superbe.
Certes, il manquait un bouton, tout le monde le remarquait et le faisait remarquer, il était toujours au fond de la poche gauche, non pas encore trouvé le temps de le recoudre, oui m’en occuperai bientôt, oui moi-même, non pas chez le retoucheur, qui n’est pas moins filou que le fournisseur.
Mais, même bancroche, on cachait aisément cette cicatrice par la ceinture, portée haute, en y faisant un nœud toujours vaguement différent. Et, quoi qu’il en soit de cette boutonnière désespérément vide, il était hors de question de renoncer à ce pardessus : il avait deux « profondes », dirait un poulbot, qui rivalisaient sans peine avec la fosse des Mariannes et, le galant étant lettré, il pouvait y enfourner des livres grand format, une bouteille de Saumur, des assignats de 1792, le fameux dictionnaire d’Ambrogio Calepino, un magnum de Gevrey-Chambertin, une imprimante e-Studio3515AC et un melchior de Bâtard-Montrachet sans que l’allure en fût gâtée. C’était pour toutes ces raisons que l’imperméable était le partenaire idéal : polyvalent, pratique et avec fichtrement d’allure !
Puis, telle l’intendance à la Grande armée, le choix des souliers colle à la météo. À l’évidence, lorsque la pluie menace, les paires trop précieuses – comme souvent – devaient rester rangées, de même des glacées à préserver, des sans patins à patiner, des veau velours à épargner, des espadrilles à jeter et des minorquines à encenser. Le choix, dès lors, se restreignait, selon la gravité des cas, à une ou une infinité de croquenots qui allaient du mocassin lâche à la bottine Balmoral la plus corsetée. Dans le cas du galant, figurez-vous, c’était tout vu : toute la tenue lui était venue la semaine précédente devant le miroir du susnommé Ammar. Ce serait donc avant tout des chaussures blanches, une paire trouvée sur une plateforme au V blanc sur fond vert, une lettre qui n’est pas sans rappeler la victoire, ici celle de la tentation sur vos promesses d’épargne plutôt que de Churchill sur le honni moustachu.
Il faut ici confesser que l’amour du galant pour les souliers blancs remontait à son premier choc esthétique relatif au vêtement. Il avait alors seize ans et un cliché de Serge Gainsbourg lui avait fait l’effet d’un uppercut intérieur. En se renseignant, il avait vite appris que ce qu’il portait aux pieds étaient les célèbres Zizi de Repetto et, bien sûr, comme cela advient lorsqu’on est un adolescent, le nom l’avait fait ricaner. En y repensant bien, il devait confesser qu’à trente ans sonnés, le nom continuait de le faire ricaner. Les castrateurs lui avaient bien expliqué qu’il s’agissait d’un hommage à Zizi Jeanmaire, le galant n’en avait pas moins continué à ricaner ; pire encore, il faisait désormais de la danseuse aux belles gambettes un nouveau sujet de ricanement.
Cependant, sa quête de chaussures blanches ne pouvait s’arrêter à ces gauloiseries, il fallait s’y atteler sérieusement. Étudiant fauché – en cela fidèle à la culture pléonasmique française qui va d’« au jour d’aujourd’hui » à « écrivain raté » – il avait jeté ses économies dans une paire d’Anniel. Las, c’était en vain qu’il s’était contenté de coquillettes sans beurre : elles n’avaient pas survécu à l’été. Se résignant à attendre avant de pouvoir acquérir la paire de Zizi – qui, alors qu’il avait vingt ans, le faisait, je vous le confirme, encore ricaner –, ce n’est que plus tard qu’un camarade, plus fortuné que lui et ayant donc été en possession des exquises grolles, lui expliqua qu’elles étaient, elles aussi, fragiles et qu’il risquait d’être déçu de l’achat – qui, de toute façon, ne venait pas.
Tel Lénine, toujours en quête de souliers qui convenaient, le galant s’était demandé que faire. C’était donc sur Vinted qu’un beau jour – et l’adjectif lui semble encore aujourd’hui tout à fait mérité – il avait trouvé celles qui allaient devenir ses compagnes de pied. Son contact était un ancien soldat belge qui, après avoir monté la faction comme sur un air bien connu, dispersait son paquetage au plus offrant. Parmi son trousseau, le galant trouva les chaussures de tenue de sortie et, en bien moins de temps qu’il en faut pour obtenir un renseignement auprès du Trésor public, il en devint le propriétaire plein et entier.
Or, plus le temps passait, plus il parvenait à les assembler avec tout genre de tenues. Ajoutant à cela la polyvalence d’une semelle gomme, le bout rond-mais-pas-seulement qui va avec des pantalons larges ou des falzars étriqués , le lecteur attentif aura saisi toutes les vertus de ces sorlots merveilleux.
Quant à la largeur de ses futals, le galant aimait à rappeler qu’il devait ce goût récent à l’œil sagace – quoique, maintenait-il, grigou – d’Ammar, fripier de son état, fripier de peu d’après l’État. C’était d’ailleurs lui qui lui avait vendu celui qu’il allait porter ce jour-là, une laine grise mi-froide mi-épaisse, aux motifs Herringbone assez fins, aux revers équilibrés et véritablement quatre saisons – le galant soutenait qu’au même titre que les Italiens silencieux ou les chiffonniers honnêtes c’était rare mais que ça existait. Le système de boutonnage en était assez complexe et bien utile mais plût à Dieu que le photographe ne l’ait pas immortalisé. Bref, le galant avait son bas.
Il est venu le temps de confesser que tous ces oripeaux n’avaient pour seul but que de s’accorder avec la veste que le trop bourdieusien drouillard lui avait refourguée la semaine précédente : un veston en Prince de Galles gris, blanc et bleu ciel, non trop cintré, aux revers larges et à l’allure plus qu’honnête. Le galant se dit, en l’empoignant, elle qui pendait comme un suspendu de Montfaucon, qu’il n’avait pas intérêt à perdre un bouton. Non pas qu’avec d’autres pièces il eût eu intérêt à le faire mais parce que ceux-là étaient particulièrement « vintage » – comprendre ici impossible à retrouver. Or changer tout un boutonnage des manches aux poches intérieures, pour en avoir fait deux très suffisantes fois l’expérience, était fastidieux. Et, quoique ce soit à certaines âmes latines trop vulgaire d’en parler, c’était idiotement onéreux. Ah, grand Dieu, dans ces moments-là on en venait à regretter l’insouciance nue du jardin d’Éden ou les peaux de bête sans prétention – les peaux, pas les bêtes, sur lesquelles les préhistoriens demeurent étonnamment silencieux mais qu’on imagine facilement se la jouer un tout petit peu.
Cependant, le lecteur qui suit – le fayot du premier rang probablement – conviendra qu’une fois la veste empoignée, le galant ne pouvait l’enfiler sans interposer entre elle et lui une chemise. Il lui fallait en choisir une, certes, mais laquelle ? Si on peut réserver nos plus majestueux horions pour la règle des trois couleurs, il faut reconnaître qu’il s’agissait d’accorder les teintes harmonieusement. À ce petit jeu, le gris et le blanc se nourrissent très bien de bleu ciel, déjà finement présent sur la pièce-maîtresse. En avant, donc, pour une chemise brodée par l’éther, une liquette aux teintes d’azur, un habit léger, allons, car l’air d’avant orage est toujours lourd.
Avec cet éventail de douceur, l’acier d’une montre s’adoucissait et apaisait le regard, comme si au fond de sa dureté résidait un petit cœur fondant, comme si Gilles de Rais avait été, en plus du bourreau sanguinaire, licencieux et obscène, un père aimant et un mari attentif.
Le galant avait trouvé cette tocante, voyez-vous, à Deauville une année en arrière. À cette époque de sa vie, il était un salarié fauché – et il n’avait pas attendu l’inflation estivale pour trouver cet assemblage toujours aussi pléonasmique. Passant devant les enseignes horlogères toutes rutilantes mais indiquant toutes une heure légèrement différente, il doutait de la pertinence de ces maisons, quoique ce fût en réalité parce que l’état de ses finances lui permettait la critique plutôt que l’acquisition d’une Santos de chez Cartier. Or, il était tombé devant le magasin Swatch qui côtoyait toutes ces prestigieuses maisons et il faut reconnaître qu’il était non seulement plus facile d’y bourse délier mais aussi plus aisé d’y trouver un modèle pas trop épais. Ni une, ni deux, il s’était offert une montre à Deauville, là !
La tenue était presque achevée. Deux gênes demeuraient : le col de la chemise bleu ciel n’était pas très heureux avec l’ensemble gris-blanc-beige et, le premier problème découlant de celui-là, le galant avait une sensation de cou nu, vide. Il fallait y remédier en fouillant dans son sac à foulards. Un gris, cela ferait l’affaire : il complèterait la mise et masquerait le bleu pour ne garder que trois couleurs tout à fait faites pour s’entendre. Il pouvait désormais sortir, paraître aux yeux du monde, traîner dans les librairies, se faire prendre en photo, qui sait ?
Par bonheur c’est tout cela à la fois qu’il fit dans la journée et il tenait à en remercier du fond du cœur Marcos et Thomas des Indispensables : c’était un chouette moment, à l’ombre des colonnes du Palais royal, place Colette ou, plus dangereux car exposé aux oukazes des garde-chiourmes de l’art officiel mitterrandien, près des Sphérades de Pol Bury. Vivat !
Edouard Bureau